Pour quelques grammes de moins
Le 21 décembre 2012 ! La nouvelle échéance que s’était fixée le monde. Tout au long de leur histoire, les humains semblaient être incapables de pouvoir se passer de théories apocalyptiques. Bien au contraire, pour la plupart, ils en raffolaient et se délectaient à visionner et se repaître de tout ce qui pouvait s’écrire à ce sujet, devenant de ce fait, le plus recherché par les internautes sur les moteurs de recherche. Des blogs, des sites, des vidéos circulaient en abondance et alimentaient une curiosité avide de réponses. Je n’avais pas été attirée par toutes ces théories. J’avais bien lu quelques articles une fois ou deux ou entendu quelques émissions mais le sujet ne m’intéressait pas plus que cela. J’avais toujours considéré que l’homme irait à sa perte à force de polluer la nature et de dénaturer son environnement, que le réchauffement climatiques induirait des changements si profonds que nous aurions à surmonter de grandes catastrophes. Jamais, je n’aurai pas imaginé qu’un événement programmé depuis des millénaires allait changer définitivement notre société toute entière.
Une vague de suicides sans précédent affecta tous les continents. On crut dans un premier temps qu’il s’agissait de suicides orchestrés via Internet ou par des communautés sectaires ou encore par la mise en vente sur le marché mondial d’une nouvelle drogue, d’un gaz répandu dans l’atmosphère par une organisation terroriste. Mais force fut de constater qu’il n’en était rien. Les meilleurs enquêteurs des polices du monde entier, secondés par les scientifiques les plus éminents échouèrent à élucider ce mystère. Ce cataclysme sans précédent se poursuivit, frappant toutes les couches de la population, sans distinction de nationalité, de religion, de sexe, de profession, de condition sociale et même d’âge ! Les victimes les plus jeunes avaient à peine quatre ans. Des vagues de terreur et de désespoir s’abattaient sur l’humanité, et submergeaient les cœurs. La dépression n’avait pas le même impact sur tous les individus. Si certains décidaient de mettre fin à leur jour de manière radicale, au contraire d’autres s’adonnaient avec encore plus de faim à l’alcool et aux drogues et à toutes les conduites à risque imaginables, entraînant le plus souvent des innocents dans leurs délires autodestructeurs. Tous les pays, sans exception, étaient touchés. A l’été 2013, les deux tiers de la population mondiale avaient déjà disparu. Diverses théories élaborées par d’éminents ou pseudos scientifiques, des religieux ou des personnalités fusaient. Enfin une hypothèse émergea. L’attraction terrestre avait diminué. Bien que les conséquences sur nos corps fussent infimes, ce phénomène avait irrémédiablement affecté l’humanité toute entière.
Nous pesions quelques grammes de moins et ce manque, les êtres humains ne parvenaient pas à le combler. Ils tentaient de s’accrocher à une vaine matérialité pour se rassurer. Mais le phénomène était irréversible et leur désespérance les conduisit à la démence. Depuis, je déambule le long des couloirs de ces anciens hôpitaux psychiatriques, hier saturés, aujourd’hui abandonnés par leurs malades et leurs praticiens. Je suis à la recherche de mes congénères. Je suis sûre qu’il en reste, cachés, quelque part. J’ai franchis les enceintes des usines, les murs des maisons… Fouillé dans les voitures, dans chaque recoin de ce monde désaffecté.
J’erre et je pense connaître l’antidote pour colmater l’infime brèche à l’intérieur de ce corps délesté de ces quelques grammes d’illusoire réalité. J’ai besoin de partager ma théorie avec d’autres survivants pour en être sûre, pour sauver ceux qui peuvent encore l’être mais ma voix se perd dans cet immense désert…
Nathalie Bellesso

Exposition de Sylvain Heraud de Frédéric Horiszny
L'exposition de Sylvain Heraud intitulé « Les Demeures invisibles », présente des clichés de lieux désaffectés au charme étrange, dégageant une sensation proche de ce que Freud nomme «l'inquiétante étrangeté » qui émane parfois de certains rêves où affleurent, dans un paysage étranger, des choses familières et dangereuses que l'esprit a refoulées et masquées dans le monde onirique.
Il s'agit ici de lieux désaffectés : ancienne mine de charbon, vieille cimenterie, cimetière de voitures, château abandonné, zones où la nature souvent reprends ses droits et transfigure des lieux de production en édifices emprunts de spiritualité : cimenterie métamorphosée en mosquée où prospère une forêt de piliers et de voûtes, comme au cœur de Cordoue, auréolés de vert-de-gris, tunnels en étoile où, entre les voûtes, des puits de lumières laissent filtrer les rayons obliques et entrecroisés du soleil, au cœur d'un grand silence que l'on peut deviner.
Ces lieux semblent situés au carrefour du réel et de l'imaginaire, comme les villes décrites par Marco Polo au grand Khan dans le livre d'Italo Calvino intitulé les villes invisibles, dont le parallèle est revendiqué par l'exposition, chaque lieu portant le prénom féminin d'une ville du livre. Marco Polo y réinvente par le souvenir les villes qu'il a traversées et les décrit au grand Khan auquel l'imaginaire seul peut permettre de prendre la mesure de son empire et en pressentir la signification. : le livre est une réflexion sur la ville réelle et en même temps la recherche simultanée d'Utopia : « la ville d'utopie (que nous ne pouvons cesser de chercher même si nous ne l'entrevoyons pas), écrit Italo Calvino dans sa préface, est la ville infernale » mais, en saisissant le livre par son centre, nous serions orientés vers une autre conclusion car il ouvrirait à quelque chose de solaire et de visionnaire : « Le livre, poursuit-il, est construit comme un polyèdre, avec des conclusions inscrites un peu partout, le long de toutes ses arêtes »
Il s'agit donc bien ici de lieux réels et non de lieux utopiques, comme dans le livre, en l’occurrence des lieux désaffectés qui font partie de la réalité mais qui ont été effacés de la vie sociale : la question est de savoir si leur présence n'en devient pas alors plus considérable encore. Ces lieux sont potentiellement placés sous notre regard quotidien mais sont rendus invisibles par notre indifférence et leur obsolescence : lieux « autres », nullement utopiques, ils ont leur topos dans le monde et relèvent de la catégorie que Michel Foucault a désigné d' « hétérotopie », c'est-à dire des lieux en marge qui ont leur propre espace-temps au cœur du monde, lieux propices à l'imaginaire et aux désirs : île, bateau, jardin, ou encore la tente d'indien au milieu du salon, la cabane dans les arbres, le grands lit des parents le dimanche matin : lieux interdits ou secrets qui stimulent le désir – mais aussi asile psychiatrique, prison, hôpitaux : lieu d'exclusion et de réintégration sociale paradoxaux.
Ici il s'agit de lieux abandonnés mais dont la signification aussi est humaine, lieux toutefois désertés par la présence de l'homme et, à la lettre, hantés : hantés par des présences perdues, par un regard absent. Or un regard qui vient après l'apocalypse, celui du photographe, nous ouvre les yeux sur une réalité qu'il rend visible, réalité au charme étrange porteuse d'histoires secrètes, dont le souvenir fond, comme à l’orée du réveil le souvenir du rêve.
Henri Bergson, dans la pensée et le mouvant prétend que l'artiste est, à la lettre, un révélateur, qu'il rend visible ce qui est pourtant sous notre regard ou dans notre conscience mais occulté par l'orientation pratique de la perception. Cette ouverture de la perception implique néanmoins un travail de création : une nouvelle manière de percevoir en quête de ses techniques de représentation. Mais l’observateur participe d'autant plus à l’élaboration de ce regard qu'il peut reconnaître des choses qu'il avait perçues de manière subconsciente et y retrouver la vérité du réel, la force de l'art étant de renouer avec le monde immédiat. Comme l'enfant qui met son imagination dans les choses, il forme alors avec elles, comme l'écrit Maurice Merleau-Ponty dans le visible et l'invisible, « un bloc de vie commune ».
Heidegger dans l'origine de l’œuvre d'art parle aussi, à propos des souliers de paysans peints par Van Gogh, de l'outil considéré en lui même, et non plus dans sa fonction utilitaire, comme étant virtuellement porteur d'un monde : 
Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même. (L'origine de l’œuvre d'art, 1936)

Comme lorsqu'une vague se retire et laisse sur la plage des coquilles vides et le sable remué, l'outil, en tant qu'il est solidaire d'un être-au-monde, se révèle dans sa réalité brute et ces lieux abandonnés de la production, dont la présence est d'autant plus forte que leur matérialité n’est plus masquée par leur fonction, entrent dans un rapport au monde qui envisage le réel dans sa présence et non plus de manière utilitaire comme un fond à exploiter.
C'est donc peut-être notre présence au monde qui est paradoxalement restituée par ces lieux déserts, hantés par un regard aveugle, un regard de nulle part. Ces clichés d'un voyage itinérant et qui reconstruit comme une carte à la fois géographique et imaginaire, nous invite à ouvrir les yeux sur la réalité qui nous entoure pour y desceller le charme des lieux fuyants et nous permettre de nous étonner à chaque fois de la beauté inévitable du monde.
Frédéric Horiszny
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